Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

PREMIERS PAS
ZONES LIMINAIRES

Bidonville Le Bardot — San-Pedro
En 1989, pour une commande de la Mission du Patrimoine, j’ai tourné un film dans les Cévennes sur le troisième âge. C’est ainsi qu’est né le désir de porter mon regard à l’intérieur de mondes aux frontières de la société dominante, tels ceux de mes interlocuteurs dont la plus jeune avait 81 ans. Par la suite, je me suis intéressée à d’autres formes de relégation, harem, prisons, ghettos, des “hors-lieux » pour reprendre la notion de Michel Agier.
Il s’agissait moins de me consacrer aux raisons de l’exclusion qu’aux échafaudages intimes et aux initiatives personnelles en posant la question des échappées —réelles ou fantasmées— qui accompagnaient les nécessaires recompositions sociales à l’intérieur de ces espaces fermés, largement imposés. Un “hors-lieu” est toujours retravaillé du dedans pour fabriquer un entre-les-choses. C’est ce que Ervin Goffman montre à l’intérieur d’une institution psychiatrique [Asiles,1968] en s’attachant à la vision propre de chaque malade. In fine se révèlent les compétences des assujettis et le sens, apparemment illisible, des multiples intrigues qui se jouent au sein même de l’hôpital.

Ghetto de Bel Air – Devant un hôtel de passe – Abidjan
La question des « hors-lieux » pose celle de l’émancipation à laquelle je me suis intéressée de manière incidente au cours de mes différentes enquêtes mais aussi de manière frontale quand l’ordre établi arrive à être forcé ; c’est le cas réussi de l’esclave Malik Ambar devenu Régent Sultan d’un royaume en Inde dont il modifia profondément le cours ; c’est l’échec des tentatives d’ascension rapide des petits joueurs de foot d’Abidjan qui finirent par ne porter que des rêves : ceux de leurs parents et de leurs coachs, pris dans l’impossibilité de se détourner du Nord-Occident alors qu’un foot Sud-Sud offre la possibilité de vivre hors du piège 100 millions-ou-rien.
AVEC ET SANS LA SOCIÉTÉ QUI EXCLUT

Si les terrains que j’ai étudiés ont occupé des géographies diverses, un même questionnement a guidé mes enquêtes. Dans ces situations extrêmes se tissent de nouvelles formes de liens sociaux, avec et sans la société qui exclut. Une vie s’invente tout en étant accompagnée de processus d’annihilation.
Comment un être humain relégué s’oppose-t-il au vide et échafaude-t-il des mondes à lui ? Comment se réinvente-t-il avec les nouvelles données de l’espace et du temps ? Quel rôle joue l’imaginaire quand le corps s’immobilise ? Comment des rituels et des objets dérisoires réinvestis de sens lui permettent-ils de rester en contact avec la société qui l’a exclu ? Comment recompose-t-il du lien social ?

En voulant sortir du discours victimaire, je privilégie une réflexion sur le contenu subjectif de l’expérience. Je traite du déplacement à l’intérieur de ces zones liminaires centrée sur la question du récit de soi mêlé à des métaphores identificatoires collectives et des figures imaginaires singulières porteuses d’actions. L’ouverture au minuscule et au dérisoire permet en outre de saisir la volonté d’autonomisation qui passe par toutes les mailles du filet émotif, même les plus petits émois esthétiques ou les affects d’un instant.
L’ethnologie des zones liminaires que je saisis aussi bien par l’écrit, la photo, le cinéma, se décline par projet mis en ligne sur ce site.
- Enfermement social
— Personne âgées en France hors des normes du travail
Le Reflet de la vie
— Femmes de harem au Niger hors du genre dominant
Contes et Décomptes de la cour
— Détenus de la maison d’arrêt de la Santé hors la loi
Si bleu, si calme
— Ghettomen ivoiriens et migrants clandestins hors espaces licites
Bronx Barbès
Après l’océan
— Jeunes filles en rupture avec la loi. Casa et Abidjan hors protection
Go de nuit, les belles oubliées
Go de nuit, les belles retrouvées
Little go girls
- Emancipation
— Esclave abyssin devenu roi en Inde du XVIe/XVIIe. Livre
Malik Ambar
— Jeunes joueurs face aux premières barrières du foot ivoirien
Enfants du ballon
TERRAINS SENSIBLES

« Terrains sensibles » : l’expression est arrivée dans les répertoires académiques dans les années 1990 quand, de plus en plus nombreux, des chercheurs furent amenés à se confronter à des situations de violences dérobées [ou non] aux regards extérieurs mais en interférence avec des interlocuteurs stigmatisés voire en danger, souvent dans l’illégalité.
Ces conditions me sont devenues familières dès que j’ai commencé à me rendre dans des prisons d’hommes, de femmes, des ghettos urbains, sur des tapins ou chez des migrants clandestins. Si l’ethnologue cherche toujours une place qui justifie sa présence, dans ces « hors-lieux » il faut trouver un récit-bouclier qui permette d’agir, rencontrer, enregistrer en confiance et des appuis forts en sachant que les accords de départ ne peuvent jamais être garantis. Notamment dans les ghettos où on n’échappe pas à la labilité intrinsèque du fonctionnement. Dans ces endroits sans institution, il suffit de pas grand-chose pour que tout se retourne, y compris contre celui qui vous protège. L’effet de meute devient alors dangereux.
Le premier pas consiste à se démarquer des journalistes perçus comme intrusifs et dans une recherche de l’immédiat : la mauvaise photo à la Une du lendemain ! L’avantage de la recherche est le temps et, par-dessus tout, pouvoir revenir et revenir.


Gars du ghetto intégré dans l’armée après avoir pris part aux milices lors de la crise post électorale
Extrait :
- Question – « Vous qui allez étudier des situations parfois dramatiques, qu’est-ce que vous faites au fond pour que les choses aillent mieux ?
- Geffray – De toute façon, dès qu’il y a vérité, il y a effet. ».
La perspective de la réalisation d’un film au long cours a souvent été pour moi un sésame. Les femmes de harems qui se pensaient inintéressantes voyaient là une attention valorisante. Les jeunes ghettomen aux rêves saturés de héros de blockbusters américains n’avaient aucun mal à se substituer à Will Smith ou à Wesley Snipes. A la maison d’arrêt de la Santé, la tenue d’un atelier annuel a favorisé l’approbation du film par les détenus qui y percevaient l’enjeu d’une création dans un univers répétitif.
DIVERSITÉ DES SITUATIONS
Ce parcours mobilise différentes situations d’enfermement. Certaines obéissent à la légalité comme un harem au Niger, une prison ou l’organisation du troisième âge dans un pays occidental. Les autres sont des productions spontanées aux marges de l’illégalité dont on ignore le devenir et provoque la suspicion : ghettos urbains des jeunes abidjanais et leur prolongement direct par des migrations clandestines ou la prostitution de filles au Maroc comme en Côte d’Ivoire.

Lorsqu’on pénètre dans ces lieux liminaires, la vie peut paraître raréfiée au premier regard. L’œil extérieur encore plein de phosphènes finit par s’habituer à l’obscurité et par distinguer un geste fugitif, des espaces cryptés où tout se passe, des silences lourds de sens, des petites résistances qui prennent force par leur persistance. Mais la conscience de ne pas être dans les normes et reconnus comme “les autres” par ceux qui y vivent provoque des réactions d’humiliation et des sentiments d’inutilité.
Je m’attache aux capacités de ces êtres à se singulariser par la défense de leur dignité et par la recherche de moments d’émancipation en bravant les assignations majoritaires.
Fabrique – 30’
Écriture cinématographique
Maisons de personnes âgées – Prison – Harem