Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

MOUVEMENTS DES IDÉES

VENTS D’AILLEURS

Après l’Océan ©tomBaqueni

Un grand mouvement épistémologique du monde anglo-saxon, arrivé en France dans les années 1980, a traversé toutes les sciences humaines à partir d‘influences diverses dont je vais mentionner succinctement les auteurs qui ont le plus marqué nos discussions de l’époque. Surtout avec Jean Bazin. Il développait une critique des savoirs anthropologiques qui, à ses yeux, plaquaient des acquis sur une réalité dont seule l’analyse des énoncés in situ ou les descriptions fines pouvaient venir à bout.

Cette vague a rendu caduc le pré-théorisé sur le social dont la grande référence de combat s’est incarnée avec Wittgenstein qui s’en tient à la logique du langage des « faits ». Soumis aux circonstances, les mots sans arrière-fond ne peuvent contenir les « choses » mais juste offrir leurs unités syntaxiques. Un janséniste de l’énoncé.

Féticheur -Abidjan

Cliford Geertz renchérit par sa proposition de la « description dense » [strates multi-sémiques] ; il s’oppose à Lévi-Strauss et à ses modes d’interprétation qu’il assimile à des « fictions ». Avec Harold Garfinkel qui introduisait l’ethnométhodologie, ils rejettent tout concept qui s’attacherait à des propriétés formelles.

Les avancées d’Irvin Goffman en « microsociologie » mettent en lumière la contingence des actions sociales, même sur une scène préalablement structurée. James Clifford quant à lui critique la position en surplomb de l’anthropologue née du partage avec une histoire coloniale qui a amené la réification de « l’indigène », un biais dans les connaissances de cette discipline.

Les clivages théoriques étaient durablement bousculés en même temps qu’on assistait à un retour en force de la philosophie politique.

POINT DE VUE SITUÉ

Petite acrobate du peuple Yacouba – San Pedro

Au sein même de l’ethnologie française, la notion même d’« ethnie » était remise en cause comme « catégorie coloniale » par Marc Augé, Jean-Loup Amselle, Jean Bazin dans Le sauvage à la mode [1979] et Au cœur de l’ethnie [1985] ; tandis qu’Alban Bensa s’en prenait aux notions de totalité et de structures anhistoriques.

La discipline était séparée en aires culturelles, Afrique, Inde, Amérique…. dont les ethnologues devenaient les spécialistes face à des groupes ou des personnes qui, eux, pouvaient bouger, traverser des frontières voire des continents.

Le carcan de l’ethnographe devant le mouvement du monde a été l’objet de critiques ouvertes rendant plus attractives les enquêtes multi-situées [localisations diverses reliées par un questionnement].

PLAN RAPPROCHÉ

Ghetto de Bel Air – Abidjan

Ces débats ont été particulièrement bénéfiques lorsque j’avançais sur la question de la réclusion sociale par le cinéma avec une attention accrue aux maillages des émotions, à la réversibilité des véridictions, et au flottement de la vie sociale. Pour construire une esthétique de l’intime, je me suis sentie soudain libre de piocher, mélanger, construire des outils conceptuels sur des lieux d’expériences dont je changeais sans culpabilité, alors qu’à mon entrée dans le métier, je me souviens de chercheurs qui n’avaient jamais bougé de “leur” village, pas même sur le plan théorique, ce qui aurait pu expliquer le maintien d’une localisation unique.

Le renouveau épistémologique était l’occasion de rapprocher le cinéma et l’ethnologie critique par les catégories qui les unissent : contexte temps-espace / récits / acteurs et interactions/ polysémie de la parole / paradoxe, ambivalence, émotions, subjectivité / dispositif de la pensée et style / performativité ou « recherche-création ».

INTÉRIORITÉ ANIMALE

  Fragment d’estampe d’Isis Olivier

Beaucoup plus tard, après avoir voulu tout arrêter, un élan lié au premier confinement du Covid m’a porté vers Bruno Latour, Philippe Descola, Isabelle Stengers, Baptiste Morizot, Emilie Hache… et d’autres penseurs montés au créneau pour fustiger les modes d’occupation de la Terre par les Sapiens qui provoquent de graves déséquilibres. Ils développent une réflexion essentielle sur l’interdépendance du monde vivant à partir des capabilités de chaque être, tout en portant l’épée contre l’universalisme des Lumières basé sur la prévalence de l’homme [vs Noir, vs Femme], de la propriété individuelle, du « progrès ». Nulle remise en question du socle des droits fondamentaux mais, en tant que féministe, habituée des terrains africains, cela m’a aidée à prendre en compte les continuités de pensée de mes hôtes entre visible et invisible, raison et imagination, réel et “croyances”, pour une approche des gestes sociaux dans leur transversalité sémantique.

A l’instar de Philippe Descola en Amazonie qui, par intelligence de la philosophie des Achuars, renverse la ‘grande’ séparation nature/culture pour saisir l’interdépendance des mondes humains et non humains engageant ainsi l’anthropologie de demain.

Face aux bouleversements de Gaïa, ce renouveau des sciences sociales par lequel se bâtissent de nouvelles épistémès, hors des carcans disciplinaires et en intelligence avec les arts, conférait à mes engagements écologiques de toujours un périmètre de plus vaste amplitude.