Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

CINÉMA
VRAI ET FAUX ? NATUREL ET ARTIFICE ?

Enfant-oiseau dans un bidonville – Abidjan
Par son très célèbre tableau, Ceci n’est pas une pipe [1929], appelé aussi La trahison des images, Magritte pointait la malléabilité d’une représentation selon son contexte et l’intention de l’auteur. Presqu’un siècle après dans le milieu académique, le cinéma de la saisie sur le vif —appelé par la suite « documentaire »,— est resté la forme canonique de la « science » sur l’être humain ; la mise en scène ou la fiction étant perçue comme une barrière entre les faits et le spectateur.
Le documentaire n’offre en soi aucune garantie sur la justesse d’une analyse toujours du côté du regard et non du genre cinématographique. En outre, et contrairement aux idées reçues, cette forme documentaire ne nous met pas plus en contact avec le « réel » parce qu’elle serait libérée de la médiation apparente d’un scénario, du jeu des acteurs et que ses outils seraient plus légers ! Non. Si un résultat est perçu « naturel », c’est qu’il a demandé beaucoup de travail en amont.

Bidonville Le Bardot – San Pedro
Un système de signes contient en lui-même une plasticité intrinsèque, voire une capacité de subversion. Mais rien n’y fait, la prévalence de l’écrit est encore forte dans les institutions académiques et l’image n’a qu’une place illustrative ou de « document » ; les formats usuels restent d’abord les publications en revues scientifiques à comité, puis les livres et les publications orales en séminaires ou colloques. En 2021, à l’heure où j’écris, un renouveau se fait sentir avec la mise en place de « doctorats de recherche-création » qui portent en leur centre une œuvre cinématographique : avec écrit ou sans.
Ce mouvement touche l’Europe, les USA et quelques fronts pionniers en France tel le SACRe au sein de la ComUE Paris Sciences et Lettres [PSL], Image et Son à Condorcet, Image et société à Paris Saclay, etc.
Mais à l’EHESS, il n’est toujours pas possible de passer une « thèse filmée » sans une soumission au texte, ni d’utiliser la fiction pour rendre compte de travaux et encore moins de considérer l’image à hauteur de l’écrit. Des préjugés qui reposent sur le refus d’admettre, comme toutes les sciences du langage l’ont montré, qu’aucune saisie du réel ne peut s’opérer sans recours à l’artifice. En ce sens, l’acharnement de Boris Petric à Marseille pour élargir le champ de la pratique et de la réflexion aux « écritures alternatives » est louable. Il tente de réconcilier des mondes qui s’ignorent ou font semblant de ne pas s’ignorer pour que la compréhension des collectifs humains soit au centre des préoccupations par des vecteurs différents sans domination arbitraire.
ENTREMÊLÉ
Arrêtons de ranger la « fiction-mise en scène » du côté du mensonge et le « documentaire-saisie sur le vif » du côté de la vérité. Les deux genres sont toujours entremêlés au sein d’une même œuvre : un documentaire exige une mise en scène et une fiction passe par toutes sortes d’échappées. Lorsque Epstein dit que la durée accordée à un objet peut le transformer en événement, il renvoie directement à un geste de mise en scène quand il fait apparaître le monde ; loin d’être un emballage, il est le pivot par lequel passe le sens. Des évidences mille fois analysées qui semblent ne même pas passer le mur du bon sens !

Publication
« La fausse bataille de l’art et de la science »
«ART TOTAL», RÉALISME DES MOYENS

©thomaBaqueni
Y aurait-il un problème lié aux principes mêmes du 7ème art ?
Qu’on me pardonne les évidences que je m’apprête à énoncer mais le film dans les sciences sociales a du mal à trouver sa place intrinsèque.
Dès sa genèse, le cinéma a été conçu comme un “art total”, c’est-à-dire un art qui travaille le réel avec des blocs d’espace-temps issus de notre environnement immédiat mais il ne s’agit pas de clones*.
*Les sons recueillis passent par des micros qui les sélectionnent en surface et en profondeur acoustique selon des couleurs et des vibrations propres à chaque outil, et les images sont sélectionnées en deux dimensions dans un flux animé. Pour rendre de l’intelligibilité aux matériaux filmés, cela passe par un traitement : choix des cadrages, libres associations, durée des plans, mouvement ralenti ou augmenté…
Le réel ne se reçoit pas comme une averse d’été. On travaille sur des « effets de réel » qu’il s’agisse de Ben Hur de William Wyler ou de La Matelassière d’Alain Cavalier ! Une nouvelle image du monde s’impose par un ensemble complexe de phénomènes perceptifs, affectifs et intellectuels. Les pratiques signifiantes, par principe orientables à l’infini, mêlent le contrôlé et l’échappée, l’indiciaire et l’artifice d’où la figure humaine va être révélée avec un souci de vérité ou une volonté mensongère délibérée.
Précisément, un film qui prétend à la vérité de l’image, à un réel « tel qu’il est », est rédhibitoire : il annonce forcément une propagande. Le vénéré Vertov dans son opus L’Homme à la caméra montre une Union soviétique magnifiquement cadrée, glorieuse, moderne, technique, propre, travailleuse, sportive, obéissante ; pas de clochards, pas de détritus dans les rues, pas de malades, pas de terrain vague ; le « vague » n’a pas de place dans le discours autoritaire.
RÉALISME DE STYLE

Une fois ces prémices posés, les choix esthétiques peuvent ou non aller vers le « réalisme des moyens » comme l’appelait Bresson qui en un siècle nous a fait passer du muet avec une image noir et blanc, au plan sonore et à la couleur pour aller vers le numérique et ses rendus très piqués au poil de près et le son capte le chuchotement d’un bûcheron muni d’une tronçonneuse en marche. La course aux sensations les plus fortes du fauteuil est toujours restée présente : tremblé du fauteuil quand le héros se trouve dans un manège, plaquette Odorama avec des pastilles odoriférantes à ouvrir au moment indiqué sur la scène [pizza, chaussettes sales, bouquet de roses…], image en relief en trois dimensions.
La construction d’un regard, même avec l’ambition de faire un film « réaliste », n’a rien à voir avec ce bazar de fête foraine ! Le geste artistique va au contraire consister à se dépouiller d’un trop plein d’informations inutiles, trop plein de sensations factices, pour aller vers l’épure ou vers d’autres traitements du réel, expressionniste, symboliste, épique, misérabiliste, burlesque, baroque.

Analyse comparée de deux styles
« La terre tremble » [1952] de Luchino Visconti
« Leviathan » [2013] de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel
Document à télécharger
Une vision du monde traverse un film lorsqu’il est « réel en ce sens qu’il est fidèle à l’invisible qu’on sent parfois et qui tire des choses de l’habitude, mais pas réaliste en ce sens qu’il est avant tout fidèle à des sensations et non à l’objet qui est à l’origine de celle-ci. » [Bresson]