Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

MOUVEMENTS DES IDÉES

DUEL AU SOMMET

Cet article illustré par les photos de Toma Baqueni sortent du film Après l’océan

Les jeunes apprentis ethnologues que nous étions dans les années 1970 échappions difficilement aux théories de la détermination sociale qui assurerait par principe la permanence des pratiques humaines : la parenté chez Lévi- Strauss, la domination chez Bourdieu, l’inconscient chez Freud, les rapports de production chez Marx. La pensée dualiste était en vogue : sujet/objet, nature/culture, objectif/subjectif, science/art, réel/imaginaire, dominants/dominés, centre/périphérie. Ces oppositions clivantes empêchaient de percevoir la profonde transversalité des pratiques humaines et leurs ambivalences. Elles fonctionnaient comme représentations d’un “tout”, rien en dehors. Il fallait casser cet ordre pour se repositionner autrement de manière à faire entrer la complexité du réel. En outre, elles ont longtemps freiné des approches par le sensible, affects, émotions, subjectivité qui en miroir ouvraient sur les strates de la fragilité et des incertitudes porteuses de sens.

Les élèves de Georges Balandier[1],  dont j’étais, cherchaient de nouvelles synthèses à partir de la théorie du changement social corrélée aux mutations historiques et aux actions des individus que le « maître » avait initié dès les années 1950 en même temps que l’université de Manchester. L’individu-acteur était au centre des modes de compréhension en prise avec le mouvement, les rapports de force, les contradictions et, pour ce qui me concerne, avec une attention toute particulière aux lectures biographiques de mes interlocuteurs.

Pendant des années, l’anthropologie a été scindée entre ces deux courants.

[1] Ses ouvrages les plus connus : “Sociologie des Brazzavilles noires [1955] et L’Afrique ambiguë [1957] sur la fin du colonialisme.

PARTAGE DES EAUX

Balandier a fini par se définir comme sociologue laissant l’identité d’anthropologue à Lévi-Strauss. Il marquait ainsi la différence théorique évoquée et, sans doute, la mésentente personnelle assez vive entre les deux hommes.

Lorsque Lévi-Strauss entrait au Collège de France en 1959 avec de gros moyens institutionnels pour construire un laboratoire sur le modèle des sciences dures, Balandier cherchait de jeunes hussards pour monter une équipe de recherche qui renforcerait la réflexion autour des « dynamiques sociales ». A l’École Normale Supérieure où il enseignait, il a trouvé Marc Augé, Emmanuel Terray, Pierre Bonnafé, Jean Bazin ; plus tard et issus de cursus différents, Michel Cartry, Ariane Deluze, Claude Meillassoux…  A cette époque le directeur choisissait l’orientation de ses thésards, et Balandier leur a donné des postes dans l’institution et les a placés sur des terrains de recherches en Afrique. A leur tour, ces derniers ont formé des générations pourfendeuses du structuralisme.

En 2020, cette ligne de partage se fait moins sentir par une démarcation partisane liée à un « maître » que par une appartenance à un héritage dont dépendent encore les choix institutionnels : appartenance à un laboratoire, gestion des écoles doctorales, axes de recherches…

Après avoir quitté l’unité de Claude Meillassoux et son anthropologie fondée sur le marxisme, j’ai rejoint en 1984 le Centre d’Études Africaines avec Emmanuel Terray qui prenait la tête de ce laboratoire fondé par Balandier en 1955 ; il fut ensuite dirigé par ses « disciples » directs, Elikia M’Bokolo, Jean-Pierre Dozon, Michel Agier. En 2009, j’intégrais l’IRIS [Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux], laboratoire qui naissait deux ans auparavant sous l’initiative de Didier Fassin et d’Alban Bensa pour faire grandir la critique interdisciplinaire, tant par l’analyse des transformations sociales à partir des acteurs que par la prise en compte de toutes les formes de réalités possibles à observer, un mode d’approche qui nous lie tous dans ce laboratoire apparemment disparate.

‘NI MICRO, NI MACRO’

Ce courant de pensée entrait en résonance fine avec mon enthousiasme pour l’enquête empirique et pour le cinéma. J’ai d’ailleurs commencé à tourner immédiatement une fois ma thèse soutenue. Un projet d’enquête comme un projet de film repose sur les relations au travers desquelles s’élaborent des formes d’entendement du monde à partir des énoncés et des contextes dans lesquels ils prennent place ; ce qui n’empêche pas de penser l’emprise de collectifs, la reconduction de structures temporaires ou plus pérennes sans en faire un cadre a priori.

« L’anthropologie n’est ni micro, ni macro, mais plutôt bancale » disait Maurice Bloch.

À l’intérieur de ce mouvement de pensée, les écritures scientifiques s’ouvraient doucement à de nouvelles formes d’autant que la perception par l’image et par le son devenait légitime dans les vieilles institutions du tout-écrit. Des tentatives ont vu le jour, pour le meilleur et pour le pire, mais rien n’est pire que la forclusion des idées par des systèmes itératifs et normés empêchant toute découverte.

Bien sûr Leiris, Rouch, avec leur attirance pour le surréalisme avaient en leur temps brisé des barrières pour se tourner résolument vers la littérature et la fiction cinématographique. Mais aujourd’hui, il s’agit plus de « dispositif », une notion rebattue dans le cinéma qui permet de comprendre combien la méthode et ses résultats interagissent en permanence. [Voir Chap. Cinéma et machines de compréhension]