Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

CINÉMA
ÉCONOMIE DES FILMS

Après l’océan – Tournage sur le port @tomaBaqueni
J’ai construit ma filmographie en projets de recherches à chaque fois soutenus par des enquêtes de terrain et une formalisation conceptuelle. Cela entrait dans mes rapports annuels du CNRS. Mais cela n’a pas été un chemin de roses avec la Commission 38. Aujourd’hui les postures réactionnaires que j’ai pu rencontrer sont dépassées. Aucun doute, la recherche en sciences humaines se fera avec l’image ou elle ne se fera pas. Mais il a fallu attendre les années 2000 largement dépassées pour que les élans sporadiques se transforment en une volonté collective dans les institutions.
PREMIERS TOURNANTS
Avant d’en arriver là, revenons au grand tournant des années 1980 [Chap. Bain des idées] qui a provoqué une bascule.
L’institution a décidé de ne plus financer en totalité les œuvres audiovisuelles des chercheurs ; elle leur demandait au contraire de trouver le nerf de la guerre à l’extérieur. Les ethnologues cinéastes ont été poussés vers le marché où des coproductions étaient montées avec le CNRS dont la part correspondait au salaire avec les charges pour ce qui me concerne.

Les Temps du pouvoir – Gardes royaux
Mes deux premiers films —Les Temps du pouvoir et Tidjane ou les voies d’Allah- financés par le SERDAV [CNRS audiovisuel] ont fait de belles carrières festivalières, ils ont gagné des prix et à mon grand étonnement, ils ont été —l’un acheté, l’autre produit— par la chaîne naissante la Sept devenue Arte. C’est avec elle que plus tard je produirai tous mes films sauf le dernier.
Thierry Garrel, directeur de l’unité documentaire, a poussé avec succès le renouveau d’une écriture cinématographique moins factuelle plus personnelle : « Je n’ai eu qu’une seule ligne de conduite : faire de la télévision d’auteur » clamait-il. Il demandait aux chercheurs de « mieux définir leur objet [tel groupe humain, telle institution, tel processus, tel ensemble de techniques ou de conduites…] et leur méthode [chronique systématique ou constitution de personnages..] » pour sortir du « film illustré » construit sur des postures durkheimiennes.

Pour la néophyte que j’étais, ce fut un extraordinaire encouragement. Je voyais se profiler une économie possible entre mes recherches ethnologiques et la production cinématographique, notamment avec la transition soudaine vers les festivals internationaux classés A : Berlinale, Locarno, Rotterdam, Venise, Edimbourg, Londres… Cela a commencé par la sélection de Contes et Décomptes au festival de Berlin qui comme les autres choisit des films pour leur écriture qu’il s’agisse d’un documentaire, d’un dessin animé, d’une expérience en Iphone… Mes films concouraient sans aucune spécification au-delà du nom de la section : Compétition, Panorama, Horizonte, Cinéastes de notre temps.
LONGS MÉTRAGES DE FICTION
Les sorties en salle, même si elles n’ont pas été couronnées de succès, ajoutaient un prestige que la télévision n’offrait pas ou rarement en France où deux modes de diffusion semblaient irréconciliables : les « téléfilms » et les films de « cinéma ». Ce découpage administratif a eu de fortes répercussions sur les manières de produire, de financer et de médiatiser. Ce n’est pas la même liberté, ni forcément les mêmes festivals.
Mais cette économie des salles dans les pays africains de l’Ouest —à l’époque où elles existaient— a permis un partage immédiat dans une relation cinématographique. Un passage à la télévision malienne, ivoirienne ou burkinabée n’aurait jamais eu cet effet.

Bronx Barbès donnait confiance avec la sélection en compétition à Locarno et la mention spéciale du jury. En France, on ne peut pas dire que cela ait précipité les foules dans les salles, mais la presse et les festivals européens ont suivi avec des prix et des articles très agréables à lire pour moi ! La découverte d’une Afrique urbaine, violente, en migration sauvage, allaient à l’encontre des « films calebasses » considérés comme « films africains ». Cette veine, née au Burkina Faso, était favorable aux histoires villageoises, parfois dans la langue vernaculaire mais aussi dans un français posé, bien énoncé, grammaticalement juste. Avec le long métrage qui a suivi — Après l’océan— en nouchi, langue de rue, il y eut un effet décapant sur le français qui, réinventé, n’appartenait plus seulement à la France.

Bronx Barbès – Tarek Aziz, Toussaint, Nixon
[Jimmy Danger, Anthony Koulhei, Loss Ousseini]
En Afrique de l’Ouest, ce film fut un très gros succès avec une presse dithyrambique partout où il est passé. Rien ne m’a été plus agréable, lorsqu’après une longue enquête sur les ghettos d’Abidjan, j’ai appris que Bronx Barbès dépassait les records de Titanic dans les salles payantes de Côte d’Ivoire, un public très largement populaire pour arriver à ces chiffres de fréquentation. Une pierre dans le jardin des culturalistes extrémistes de tout bord qui prônent le chacun chez soi au nom de l’étanchéité entre les cultures, notamment entre Blancs et Noirs. Personne dans ces pays n’irait payer une place de cinéma pour aller voir un film français, réputé ennuyeux, s’il n’avait pas une chance de s’y reconnaître. Démonstration était faite qu’une Occidentale pouvait approfondir un phénomène social qui lui était au départ totalement étranger et dans lequel des milliers d’Africains ont répondu par des files d’attente si longues que certains cinémas de petites villes ont décidé d’ajouter des séances à minuit.
L’enjeu politique de ce succès a dépassé pour moi ce que Cannes aurait pu m’apporter, une vaste publicité ; alors qu’il s’agissait là de spectateurs africains qui un à un ont acheté leur place.