Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

MOUVEMENT DES IDÉES
MARC AUGÉ

Féticheur – Abidjan
Marc Augé a commencé par un grand œuvre sur la sorcellerie chez les peuples lagunaires de Côte d’Ivoire, Théorie des pouvoirs et idéologie [ENS, 1975], pensant dans un même mouvement, sens et rapports de force, idéologie et système symbolique, acteur et déterminisme Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort [Flammarion, 1977]. Il a mis en lumière les relations de pouvoir dans les sociétés lignagères et les logiques à l’œuvre dans le paganisme Le Génie du Paganisme [Gallimard, 1982]. Il tentait de réconcilier la discipline avec elle-même par un rapprochement entre structure et histoire, Symbole, fonction, histoire [Hachette, 1979] qui, sous la plume d’Emmanuel Terray, devint L’idéologique et la contradiction [1978].
Au nouveau questionnement épistémologique international, Marc opposait la défense du métier d’ethnologue avec des savoirs constitués par référencement au réel et refusait la critique des Américains qui ne voyaient que fiction pro domo dans les résultats. Mais c’était un florentin qui favorisait les ententes et dont son couple avec Françoise Héritier était une illustration : elle, épigone de Lévi-Strauss au Collège de France ; lui, élève de Balandier et président de l’École de Hautes Études.
LE CONTEMPORAIN

Marc a senti que si nous continuions à nous intéresser aux traditions perdues, aux derniers groupes survivants, aux langues parlées par cinquante personnes… l’anthropologie allait devenir une science savante, comme la philologie romane par exemple, déconnectée du monde et probablement de l’enseignement général et national.
Dans les années 1980, il lança un nouveau thème de recherche : la maladie comme « fait social » Le Sens du mal : anthropologie, histoire, sociologie de la maladie [EAC,1984] et glissa vers la modernité du quotidien comme des mouvements planétaires, sans jamais se démettre de ses concepts maîtres : altérité, identité, pluralité.
Il décloisonne alors l’anthropologie en montrant que les « mœurs de sa propre tribu » pouvaient être étudiées comme celles des mondes lointains. Son livre manifeste —Pour une Anthropologie des mondes contemporains— sort en 1993. Avec la globalisation, plus rien ne peut être vécu en isolat dans ce « monde-village » dont l’histoire se fabrique en commun. Le tournant est pris avec la création d’un centre de recherches éponyme à l’EHESS en 1996 à la fin de son mandat de président de cette éminente institution.
SORTIR

Nombreux furent les jeunes ethnologues qui partirent aussi bien à l’assaut d’un culte vaudou que d’une usine nucléaire, de cabinets de psychiatrie, des cités, des migrants, des hôpitaux, des tribunaux, pour comprendre les constructions à l’œuvre entre individus et société de ce monde interdépendant.

Vidéo-club – Quartier Sans fil – Abidjan

Sur une rocade – Abidjan
Attaché à l’apport des Lumières, Marc privilégiait une sorte de transculturalisme pour penser l’universalisme dans son rapport avec la science en tant qu’elle accumule connaissances et examens critiques. Une position très largement partagée dans le milieu et sur laquelle j’avais des doutes, non pas concernant les droits humains évidemment, mais sur son acception politique qui laissait peu de place aux différences. Cependant je me suis tue par crainte d’être taxée de « communautariste », menace vite brandie à l’époque face au danger du Front national qui prônait la séparation des cultures.
Comme je l’ai évoqué, j’ai suivi les séminaires de Marc, rue de Tournon puis rue Latour en binôme avec Jean Bazin. L’atmosphère libre et chaleureuse entourait des amitiés et des conflits qui allaient souvent dans les vies de chacun, on ne sentait pas les attributions classiques de la vie sociale.
Au même moment, le samedi matin à Chaillot, je suivais les cours de Jean Rouch. Ces espaces enjoués, sensibles, semblaient une contre-offensive inconsciente au catéchisme structuraliste qui régnait, rigide, dans la discipline autour du grand Maître. Personne n’osait tutoyer et encore moins l’imaginer à la pêche aux bulots pantalon retroussé avec un chapeau de paille, contrairement à Marc ! Ainsi les frontières entre la vie professionnelle et privée étaient-elles poreuses, les amitiés se nouaient dans une atmosphère de débats, de fêtes et d’une carte du Tendre qui s’enrichissait sans cesse de nouveaux liens.
ESSAIS LIBRES

Très tôt Marc a mis en avant la notion « d’auteur » : l’ethnologue n’est pas un simple vecteur de cultures mais il interprète et met en forme des savoirs pour les transmettre. Par sa volonté de modernité, il quittait volontiers les credos scientifiques et les grandes machines académiques pour exercer son travail sur le contemporain au travers d’essais libres et expérimentaux, de films fictionnés et de romans. Il tissait les liens entre esthétiques et connaissances les mettant à l’épreuve. « La science a la chance et la modestie de savoir qu’elle est dans le provisoire, de pouvoir déplacer les frontières de l’inconnu et d’avancer » [2001] disait-il.
Il a légitimé mon va-tout pour le cinéma et mon plaisir de travailler sur des sujets très contemporains en terrains variés : une réconciliation théorique et argentique qui a délié mon envol en ethnologie. Il a rassuré et encouragé nombre de jeunes chercheurs par son aptitude au bonheur à la recherche du Carpe diem.