Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

CINÉMA

MACHINES DE COMPRÉHENSION

Contes et décomptes de la cour – Leçon de géographie dans le harem

Jacques Rancière appelle « machines de compréhension complexe » le dispositif en place pour chaque projet auquel répond un ensemble formel qui va réfracter le récit et dégager le sens en le décrochant des apparences ou des fausses évidences : choix des matériels scopiques ou sonores, des formats, désignation des espaces permis/interdits, indications scéniques, limites éthiques… Ce n’est pas un moule. Au contraire, c’est sur ce territoire créatif que se composent les liens entre esthétiques et connaissances par des « réagencements matériels » [Rancière] qui vont relier la perception du social à ce qui en est dit et à la manière dont c’est dit.

Tournage des gardes royaux sur le plateau de latérite

MES DISPOSITIFS

→ Le récit de ce premier film, Les Temps du pouvoir, est ponctué par un ‘light motiv’, un artifice que j’ai fabriqué sur un plateau de latérite nu. Les missi dominici du Samna  —gardes royaux aux turbans rouges—  galopent au son du Grand tambour du souverain. Je suis ces cavaliers à cheval qui ne vont nulle part. Je voulais montrer la vigueur apparente d’une tradition par cette chevauchée haute en couleur mais qui galope dans le vide.

→ Au milieu du film Le Reflet de vie, la décision de faire jaillir un portrait photo noir et blanc pour présenter Hélène, un des personnages du film, a été prise dès que je l’ai vue. Très âgée, un visage sculptural, nichée dans un hameau déserté, elle marchait très lentement en traînant les pieds et parlait avec un appareil dentaire qui parfois se décrochait. J’ai pensé impossible de glisser une caméra dans cet espace. Un plan synchrone aurait été trop imposant avec ses détails réalistes et encombrants. La photo accompagnée de sa voix off et de quelques crépitements de feu m’ont permis de garder juste sa force intérieure, sa grande beauté et sa silencieuse solitude.

→  La décision de filmer Contes et Décomptes de la cour en immersion dans le harem où il ne se passait pas grand-chose a ouvert mes sens au minuscule. Mes yeux sur les événements qui peuplaient le vide et dont la signification surgissait souvent plus tard. Mes oreilles vers les plaintes à l’égard du mari qui allait voir la 5e femme quand il le voulait délaissant les quatre autres. Un seul plan mental évoque la jolie poupée qui arrive à chaque fois que les autres l’évoquent. Nul besoin de la faire parler, on la voit se maquiller. On comprend intimement quelque chose de la douleur de la claustration que la résistance par l’économie ne dit pas avec cette densité.

Contes et décomptes de la cour – Un matin dans le harem

→ La décision pour Si Bleu si calme de prendre une caméra pour filmer les lieux collectifs et un appareil photo dans les cellules s’est imposée sur le champ. J’ai refusé l’instantané d’un homme dans sa cellule filmé en synchrone. Cela aurait cannibalisé la durée subjective que je cherchais à faire comprendre.

J’ai opté pour l’artifice de la dissociation : dissociation de la question posée dans l’espace collectif et de la réponse écrite sur son lit, dissociation de la voix et du locuteur, dissociation de la cellule et de la prison, dissociation de la photo et du plan synchrone, dissociation de la temporalité individuelle et de la temporalité carcérale.

→ La décision de réintroduire la parole dans Little Go girls dont la première version ne comportait aucun dialogue s’est réalisée plus tard. Au début, je ne voulais pas que ces jeunes « prostituées » soient amenées à s’expliquer mais qu’elles soient reconnues dans la fenêtre de temps que j’avais choisie pour tourner. Entre le réveil tardif, lourd, et la préparation au tapin le soir. Un moment d’attente infinie, de prière, de rêve, de petits riens de la vie comme une cigarette grillée à deux sur un banc.

Le film a été rejeté par le CNC et tous les festivals, comme si un personnage ne pouvait plus être accepté sans sa fiche Wikipédia.

Deux ans après, j’ai dû me résoudre à faire parler les Go qui heureusement entre temps avaient changé de vie et pouvaient parler au passé.

Pour cela, j’ai fait construire une petite cabane en bois ouverte par un moucharabieh. J’ai demandé à chacune de ces jeunes musulmanes de venir la tête couverte d’un voile. Ce dispositif m’a permis de monter les plans de la cabane en rupture totale [images, lumières, accessoires, décors, costumes, sons] avec le film tourné dans un autre contexte.

→ La décision de la fiction pour Bronx Barbès obéissait à un refus obstiné d’accrocher le récit au ras des petits chaos individuels tel qu’on le perçoit en direct dans les ghettos où jaillit une impression de vacuité héroïnée. Il aurait pu s’en dégager une forme de misérabilisme, alors que je cherchais une esthétique portée par leurs rêves de transformation magique entre vie et mort dans un ghetto à la fois sublimé et exécré.

« Du pâtir à l’agir», la formule de Merleau-Ponty pourrait résumer l’axe de mon questionnement sur ces ghettos qui impliquait un accès à sa part cryptée, illicite, violente, mais sans condamner les acteurs qui devaient apparaître sous le statut de comédien. Seule la fiction pouvait ramasser cet ensemble complexe d’où se dégageait l’expression émotionnelle des héros qui excédait l’analyse factuelle. L’adéquation a été totale entre la problématique, l’enquête, l’expression cinématographique avec ces acteurs-là auxquels un hommage à leur langue corporelle et leurs imaginaires était dû.

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Making off de Bronx Barbès

Chacun de ces dispositifs, loin d’aider à illustrer un point de vue, constitue le point de vue dans un redéploiement permanent telle une épreuve au sens d’essais et de combats.

VERS LA FICTION

Après l’Océan – Tournage ©tomaBaqueni

Au long de mon parcours, je n’ai cessé de m’approcher de la fiction pour mettre en lumière les strates sensibles du jeu social d’où se dégage un sens profond qui, selon les cas, primera sur le repérable.

Dans les lieux de relégation où l’espace est raréfié et où la minute pèse, l’écriture cinématographique est poussée dans ses retranchements pour charrier les mondes sociaux dans leurs dimensions ambivalentes. “La fiction d’une intrigue”, dit Ricœur en 1983, “peut favoriser un non-dit par la suspension de la fonction référentielle du langage qui se dévoilera par la poésie ou la dimension imaginative.”

Go de nuit, les belles oubliées.
Kanté pleure deux amies retrouvées mortes sans seins et sans sexe

Balzac, Zola, Flaubert, Hugo, par leur attention portée aux ténèbres de l’âme humaine comme à sa part solaire ont éclairé le XIXe siècle français mieux que de nombreuses études académiques. Ils ont donné à leurs héros une incarnation sociale en matière d’exploration des désirs, des intrigues, de l’ambition, des transgressions, des révoltes, des veuleries : « toutes les impuissances et toutes les énergies traduites par les niaiseries de la vie journalière. » [Emile Zola 1869, La Tribune]

De son côté, le cinéaste Kieslowski [2006] déclare vouloir “enrichir le portrait de l’être humain d’une dimension supplémentaire, celle des pressentiments, des intuitions, des rêves, des préjugés, en un mot de la vie intérieure” qui, d’après l’auteur, n’a rien d’un monde sous-jacent et clos, mais un monde auquel le cinéma renvoie de manière immanente.