Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

PREMIERS PAS
TRISTES COMMENCEMENTS
Je suis arrivée par hasard sur le continent noir à la faveur d’une rencontre avec Marc Piault, anthropologue, qui m’a emmenée sur ses terrains au Niger en Jeep à travers le Sahara. Attirée par le grand large, il aurait pu m’embarquer n’importe où. Je sortais tout juste de mes études à la Sorbonne avec Georges Balandier et à Sciences Po. Tout juste aussi d’une période militante à l’UNEF-Section internationale et au PSU-Étudiants proche de la IVe Internationale. J’étais tiraillée entre les rhétoriques barricadées de l’époque que je trouvais tyranniques et ma volonté de montrer que j’étais une bonne élève débarrassée —selon l’expression— de l’éducation HSP [Haute société protestante] que j’avais reçue !
Je ne savais pas ce que je voulais, un peu tentée par tout, sauf les femmes parce que-j’en-étais-une ! Je visais ce qui était généralement attribué au masculin, difficile d’accès, périlleux, en aucun cas la maternité ou les aiguilles à coudre. Dans les villages où j’atterrissais au volant d’une voiture, j’échappais aux frontières de genre, protégée au nom du sexe faible et reconnue comme un membre du sexe fort pour conduire sur les pistes et être célibataire ce qui plongeait mes interlocuteurs dans d’interminables questionnements : ton mari te laisse partir ? tu ne peux pas rester célibataire, il faut te marier ici ! tu n’as pas d’enfants ? Ne pas avoir d’enfant était perçu comme une anomalie grave.
Dans un hommage à Françoise Héritier [2018, Herne], je développe ces thèmes liés à mon histoire personnelle.
PREMIERS TERRAINS

Avant que je ne rattache mon travail au politique [Chap. Premiers pas – Thèse], Marc Piault m’avait conseillée de commencer par les tenures foncières avec un arrière-fond marxiste : division du travail et détermination des forces productives. Ce que je fis avec une ardeur vaine.
Lancée sans apprentissage préalable autre que la constitution de l’ineffable cantine de terrain, je suis partie au volant d’une 4X4 avec un interprète pour interroger les chefs de famille sur la taille des champs, le nombre de greniers, les quantités de nourriture servie par jour, le cheptel etc. J’étais devenue une sorte d’ingénieure agronome pensant qu’il fallait du chiffre pour avoir des preuves en interrogeant le plus de gens possible.
A Paris lorsque je rentrais, j’étais soutenue par un ami de Marc, un des premiers sociologues qui dans les sous-sols du boulevard Raspail [Maison des sciences de l’homme] travaillait avec les ordinateurs de l’époque : feuilles à colonnes trouées et cartes perforées. Je remplissais les chiffres pour retrouver in fine de nombreuses colonnes à somme nulle car je n’avais évidemment pas de questionnaire et cherchais toujours à en savoir plus. Il fallait donc ajouter les réponses artificiellement transformées en question et qui se soldaient par des zéros pour toutes les autres lignes.
Ma docilité de l’époque m’interroge plus tard !
ROUTINE DES VENTS DE SABLE

Paysan tissant un lai de seko
Mes journées s’égrènaient de manière routinière dans des paysages poussiéreux griffés de quelques arbustes où les résonances d’un tambour sur la place suffisait à créer un événement notoire. En ethnologue de bureau, je rentrais tous les soirs au soleil tombant à la fin des vents de sable. Le seul moment de bonheur était la douche au retour. Fraîche, elle coulait sur la chaleur atomique de la journée. Je la prenais derrière un seko, un panneau mobile en paille tressée en lais posé verticalement autour d’un seau que des femmes remplissaient tous les soirs, comme mon canari, jarre de terre où elles versaient l’eau des puits que je buvais avec une petite calebasse.

Dans tous les villages, on m’offrait une maison en torchis avec un toit de paille, du sable au sol sur lequel une natte était posée. Ma vie était rythmée par les entretiens et les siestes obligées à côté d’un âne qui braie, seul son notoire sous les 45° degrés de plomb. Je calquais mon mode de vie sur celui de Marc Piault ; comme lui et comme tous les bâki, [étrangers, hôtes], on vous loge dans un coin. Un plat de tuo [pâte de mil avec une sauce] était déposé à ma porte parfois accompagné d’un petit poulet dur et goûteux. Par déférence, je devais manger seule. J’ai regretté cette pratique old shool du terrain qui co-organise la distance alors que j’aurais pu sans problème aller vivre dans une famille. La génération d’avant convoquait ceux qu’on appelait les informateurs reçus autour d’une table. Peu faisait l’effort de l’apprentissage de la langue.
Je ne parlais pas encore le hausa et quand le soir, des gens du village me rendaient visite, nous échangions des gestes et des sourires, je ne comprenais rien. Un handicap qui me donnait la sensation d’étouffer en moi-même. J’amenais avec moi un interprète — et plus tard les ingénieurs du son — qui passait la nuit avec les jeunes filles qu’on lui « prêtait ». Une hospitalité locale qui reposait sur une tradition nommée gufi, période d’éveil à la sensualité pour les petites nubiles avant le mariage. Le Sarkin Yan mata [chef des demoiselles] distribuait ses jeunes obligées aux voyageurs et aux hommes qui lui donnaient un petit contre-don. La pénétration était en principe interdite.
Je me retrouvais seule avec ma lampe tempête où les éphémères venaient se brûler à côté des livres que j’aimais lire, Marguerite Duras, Claude Simon, Nathalie Sarraute… Surtout rien sur l’Afrique !


Petites visiteuses. Noter la cantine de terrain old school !
Le matin, je me lavais les dents devant une nuée de petits commentateurs joyeux et bruyants soudain au zoo. J’allumais l’indispensable Bleuet pour le Nescafé accompagné de dattes très sèches que je mâchonnais longuement provoquant des explosions de rires, surtout si j’attrapais un bébé sur mes genoux le temps que ses hurlements fassent cesser la torture aux mains du nassara, le Blanc.
Parfois moins timide, j’osais prendre part aux activités des habitants, assistais à des sacrifices ou, si les griots venaient pour une raison festive, j’allais danser sur la place avec les femmes : hilarité débridée assurée.
Cependant, quels qu’aient été les villages ou les régions parcourues, les petites filles, plus libres avec moi par notre communauté de genre et par leur très jeune âge, ont joué un rôle dans ma socialisation. Les charmantes intrépides entraient pour voir les objets que j’avais apportés, toucher mes cheveux, ma peau. Mon apprentissage de la langue commença avec elles. Je demandai : Comment on dit ça ?


Souvent, au bout du dixième mot, je ne savais plus comment continuer même si leurs rires et leur spontanéité me ravissaient. Personne ne pouvait se douter qu’après avoir parcouru autant de kilomètres en terre étrangère, j’avais envie de rentrer en moi, rester silencieuse. Parfois j’allais me tremper dans les abreuvoirs à l’orée des villages où il y avait peu de monde, seuls les yeux des vaches aux cornes majestueuses posés sur moi.
PARTIR

Le Niger était un pays qui me paraissait morne et triste et en outre assommé par la dictature du Général Seyni Kountché. Par la peur, la tyrannie se glissait dans toutes les capillarités de la vie sociale, telle une solution dissolvante qui se serait attaquée à toute prise de responsabilité, même minime.
Perdue, je me raccrochais au devoir accompli et aux apprentissages. La passion manquait mais j’avais du respect pour mon travail qui m’amenait à sentir ce qui m’échappait, et cela me tenait en haleine. Je n’aimais pas être appelée « l’Africaine », je n’aimais pas les ethnologues qui se disaient « initiés », encore moins ceux qui dans les séminaires parisiens commençaient leur topo benoîtement par : Chez moi dans mon village….. J’étais très sensible aux usurpations grossières auxquelles on ne peut prétendre sans plongée dans les profondeurs du temps et de la langue. Et encore ! L’idéologie ne me portait pas non plus. Je n’avais aucun romantisme de l’« Afrique » avec cette majuscule carnivore et simplificatrice : l’Afrique partageuse, l’Afrique avec ses philosophes férus de cosmogonies, l’Afrique qui rit toujours, l’Afrique des sorciers au coin de chaque rue.
Je finissais par préférer les difficultés, pneus déchirés sur une souche, pannes d’essence suivies d’un transport en chameaux, faims passagères, ensablements répétés… Ces contingences, que Lévi-Strauss détestait sous ses tristes tropiques, conféraient une forme de normalité aux relations parce qu’elles étaient unies à l’intérieur d’un petit drame.

Un jour sous une chaleur accablante, j’entends des notes —style piano bar— sorties d’un poste radio voisin qui provoquent en moi une intense émotion. Immédiatement une image monte : une brasserie parisienne aux vitres embuées baigne dans une lumière dorée que traversent des volutes de fumée dans la clameur de voix joyeuses et le tintement des couverts. Le givre avec une chaleur intérieure appétissante. Ici c’est brûlant dehors et froid dedans.
Je décide sur le champ de rentrer, de faire tomber les faux-semblants, de mettre fin à l’inflexibilité de ces missions de printemps que je m’étais infligée en janséniste déboussolée. Je veux retrouver du hasard, du plaisir, du vin et du français à bâtons rompus.
BIFURCATION

J’ai abandonné les questions de soudure à l’hivernage et les résultats chiffrés sans pertinence avec une impasse sur l’historicité des faits. Ces terres n’avaient jamais appartenues à quiconque, pas même aux royaumes conquérants d’antan qui, vainqueurs d’une guerre, recevaient un tribut jamais un territoire. Avec les règles coloniales, la pression démographique et les réformes du système foncier, la propriété s’installait de manière durable et conflictuelle. Dès lors, il fallait se pencher sur l’histoire de la terre et sur les enjeux politiques précoloniaux avant toute lecture économiste. C’est ainsi que j’ai réorienté ma thèse sur les petits royaumes hausa du sud-est.
Les fins d’années se passeraient désormais au Niger où Rouch préférait aussi venir, cela nous évitait en outre la sinistre trêve des confiseurs. Nous nous sommes retrouvés plusieurs Noëls successifs au milieu du fleuve Niger sur la grande pirogue de l’IRSH —l’institut de recherches— pour nager, et le soir, invariablement dans le même restaurant pour manger des brochettes arrosées d’un demi-verre de vin blanc complété d’eau gazeuse. Habitudes de celui que l’on nommait le « griot gaulois ». Il organisait des déjeuners au Centre où j’ai entre autres rencontré Germaine Dieterlen avec son éternel poudrier qui déclarait : Une femme qui ne sait pas quelle robe elle mettra le soir pour un diner n’est pas une femme ; et Théodore Monod qui racontait des blagues lestes, précédées d’une demande aux dames de quitter la table. Irréel et magnifique.
Jean tournait ses films en pays zarma où je suis allée le rejoindre. Un spectacle joyeux et spontané que j’enviais. Soudés par un même but, acteurs et équipe entraient directement dans le projet. Son euphorie était égale à ma morosité. Je n’avais qu’une envie, sortir de ma thèse pour prendre une caméra. Très vite, j’ai compris que j’allais quitter les voies normalisées de la recherche.
J’ai appris mon métier avec des carnets de notes et des fiches, et l’ai investi avec passion dès que j’ai pu l’associer au cinéma.
