Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

PREMIERS PAS
EXPÉRIENCE DE SPECTATRICE CANDIDE

Contes et Décomptes de la cour – Porte d’entrée du harem
Quand j’ai commencé à réaliser des films, je ne savais rien des procédures techniques mais je savais reconnaître le « cinéma » des « daubes » comme je les appelais ! Je m’en suis fait une idée radicale au sortir de l’adolescence et durant mes études, époques où je passais beaucoup de temps dans les salles obscures. Mon panthéon était occupé par les Américains indépendants avec quelques autres auteurs.
‘On achève bien les chevaux’ [Pollack], ‘Blue collar’ [Shrader], ‘Le Parrain’, ‘Apocalypse now’ [Coppola], ‘Taxi driver’ [Scorsese], ‘Voyage au bout de l’enfer’ [Cimino], ‘Full metal Jacket’ [Kubrick], ‘La Dolce vita’ [Fellini].
Et d’autres comme : ‘Au feu les pompiers’ [Forman], ‘Dersou Ouzala’ [Kurosawa], ‘Les Damnés’ [Visconti], ‘Nous nous sommes tant aimés’, Une journée particulière’ [Escola], ‘Alice dans les villes’ [Wenders] et les westerns spaghettis.
Beaucoup plus tard, ‘La vie de Jésus’ [Dumont], ‘La promesse’ [Dardenne], ‘Close up’ [Kiarostami], ‘Le Temps des Gitans’ [Kusturica], ‘Fanny et Alexandre’ [Bergman].
Je ne parle ici que de films qui ont été des révélations par le passé. J’ai heureusement aimé beaucoup d’autres films. Mais ces auteurs cités ont constitué un socle parce qu’ils prennent appui dans un contexte historique, politique, social d’où émergent les mondes avec une justesse et une originalité jamais perçues jusqu’alors ; avec des personnages en butte au réel qui perfore les profondeurs de l’être humain.
ENFANTS DES ÉCRANS
Cet envoûtement pour les écrans est né parce que mes parents nous emmenaient, mon frère et moi, au cinéma. Mon premier éblouissement fut La Ruée vers l’or. J’aimais tellement Charlot que je ne riais pas du tout, j’avais tout le temps peur que la jolie dame ne vienne pas et que la cabane tombe dans le précipice. Un jour mon frère a disparu dans les toilettes terrorisé par une scène du film Les Quatre plumes blanches, ma mère n’arrivait plus à le faire sortir. L’image entrait en nous et nous avions envie d’entrer dans l’image, BD, livres… Moi, j’y restais longtemps. J’aimais me fondre dans une sensation entière du corps provoquée par le seul regard.

Je me souviens de films chinois gore à Bangkok quand j’avais 12 ans, et qu’avec une copine j’allais voir en cachette de nos parents. J’étais attirée par les devantures des salles rehaussées d’immenses pantomimes mécanisées tel un costaud à queue de cheval articulé par un geste unique : couper une tête sur un billot, la soulever sanguinolente pour évidemment recommencer. Devant l’écran, l’horrification avait été si grande que ma mémoire s’en est altérée. Mais il me reste l’impression folle d’avoir été au milieu de scènes les plus macabres et les plus éloignées du monde diplomatique dans lequel j’étais élevée. Cela a fabriqué en moi un lien inaltérable au cinéma.
Aucun autre art ne m’a transportée de cette façon, même si bien sûr j’ai été bouleversée par des romanciers américains des années 1960 comme Salinger, Steinbeck, Harper Lee, par le rock d’Elvis Presley ou des Beatles, par des symphonies de Mozart que je mettais en boucle chez ma grand-mère ou par Les Oliviers de Van Gogh en reproduction dans ma chambre d’enfant ; ce tableau m’a offert des milliers de voyages. Je me disais amoureuse de Van Gogh dont toutes ses œuvres provoquent un effet de ‘madeleine’ en moi comme si je le comprenais par une autre voie.
BEAUVIALA ET ROUCH
En 1982, par manque d’assurance face à une caméra, je voulais travailler avec un chef opérateur. Rouch m’a dit : Si jamais tu fais ça, c’est un coup de pied dans les fesses. Tu dois tourner avec tes yeux ! Et pour le son, tu prendras sur place Moussa mon ingénieur du son.
Quelques temps après, il m’a envoyé à Jean-Pierre Beauviala, fondateur et inventeur des caméras Aaton, en m’annonçant qu’il était en train de concevoir une « caméra agricole » : C’est ce qu’il te faut.
Jean-Pierre savait que je ne sortais pas d’une école de cinéma mais d’un doctorat en anthropologie et que je ne connaissais rien à rien. Il était amusé que je n’appartienne pas aux « professionnels de la profession » et que je décide de partir seule au Niger réaliser un film. Par la suite, je suis devenue une aatonienne défoncée. Pas seulement pour les merveilleuses caméras !


Le PDG d’Aaton, génie romanesque et séduisant, m’a donné une immense confiance sur ce chemin d’aventures cinématographiques en miroir avec mes études ethnographiques. Un accord magique, profond, nous a unis à travers les années.
Cela a commencé par les gestes les plus simples : charger, décharger un magasin, nettoyer, puis je suis partie avec mon Aaton 16 mm au Niger. Plus qu’un outil, elle est devenue un alter ego. Rien ne pouvait m’arriver avec cet objet encoché sur mon épaule que je tenais par la célèbre poignée en buis, l’œil dans le viseur où la beauté d’un plan se laissait prélever comme par enchantement. « Je l’ai eue » ! Une sensation dans le corps. On a envie de recommencer malgré les déceptions : trop tôt, trop tard, un incident, jusqu’à l’ivresse suivante.

Rouch avait raison, j’ai aimé cadrer mes films malgré la responsabilité que cela représente et la manière artisanale que j’avais de concevoir la technique. Un viatique pour chaque projet. Une maîtrise par fragment et nécessité. Juste ce qu’il faut de savoirs pour libérer mes yeux qui devenaient mon cerveau pour tout.