Cette biographie se place à l’articulation du récit personnel et des manières dont j’ai pris part à ces chantiers de recherches.
Un travail de mémoire tardif sans retour aux archives, sans doute subjectif et incomplet.
Chaque lien en bleu renvoie au projet plus longuement traité.

PREMIERS PAS
MISSIONS PAR LE SAHARA

Mon camion bleu et le semi-remorque rouge du Caporal
J’ai abordé le continent africain pour la première fois par le Sahara. Comme d’autres ethnologues travaillant au Niger, fascinés, nous traversions ce désert en voiture dont nous nous en servions ensuite pour nos missions. Pas de locations onéreuses ! A la fin du séjour, nous les vendions, et avec les bénéfices, nous achetions les billets d’avion. La ligne du budget ‘transport’ était presque égale à zéro.
Pour assurer la rentabilité de l’opération, il fallait acheter un véhicule peu cher, la contrepartie en était les pannes qui faisaient perdre du temps mais nous étions habitués à boucher un radiateur avec un morceau de savon, arranger un démarreur, trouver de l’aide pour démonter-remonter un moteur au bord de la route…
AU « CAMPEMENT »

Un soir où je venais refaire le plein d’essence et de Nescafé, poster des lettres au chef-lieu de sous-préfecture, je m’étais installée au bord de la route sur la terrasse du «campement» [auberge administrative, vestige de la colonisation]. Éclairée d’une lampe tempête, en attente d’un steak de chèvre frite au gras —fragment de modernité—, je vis soudain un camion de taille imposante s’arrêter. Deux hommes en sortirent. Le chauffeur, sec, habillé en kaki, suivi d’un jeune bouclé, un auto-stoppeur. Je les invitai à ma table qui avait une lumière. Ancien militaire, le conducteur gagnait sa vie dans le trafic de camions. Je découvris qu’avec ces engins, on double, voire triple les bénéfices, et me dis : donc les temps de mission ! Les esprits s’échauffèrent et il suggéra un deal : Si tu veux, tu passes ton permis poids lourd, tu investis dans deux camions en France, un pour toi, un pour moi que je vais chercher. Je guide le convoi à travers le désert, nous revendons à Niamey et je te rembourse. Adjugé ! Rendez-vous plus tard en France avec celui que j’allais appeler le Caporal.
Je passai le permis poids lourd. Au même moment, le CNRS proposait un stage de mécanique aux chercheurs de terrain : paléontologues, archéologues, préhistoriens. Nous apprenions à détecter une panne, écouter une boîte de vitesses, remplacer un joint de culasse, réparer un radiateur, entretenir le moteur au quotidien… Au sortir, je m’achetai une magnifique boîte à outils rouge dont je choisis chaque pièce selon St Mécano du CNRS.
MÉCANIQUE DU GRAND LARGE

Quelques temps après, nous nous sommes retrouvés avec le Caporal à Bordeaux dans un immense parking de poids lourds. Il faisait nuit. Il m’emmena devant un 19 tonnes bleu charrette sous un éclairage au sodium qui lui conférait un mystère. Coup de foudre. Lui avait choisi un semi-remorque.
Je payai une somme qui me parut peu chère comparée à la masse de métal mais la rouille gagnait. Nous avons pris la route après avoir chargé une voiture sur chaque plateau et des pièces détachées : une bêtise du Caporal pour rentabiliser le voyage qui le rendit difficile aux frontières à cause des transitaires et des douaniers. Mon ordre de mission CNRS avec le drapeaux bleu-blanc-rouge accompagné d’un laïus sur la nécessité d’avoir beaucoup de matériel pour fouiller régla bien des obstacles. Mais on passa quand même huit jours bloqués à la douane algérienne au milieu de nulle part. C’est seulement grâce à mon impatience furieuse que l’on dut notre libération.
Je suis montée dans la voiture d’un jeune Algérien au français châtié qui m’a emmenée à Oujda où nous avons fini par trouver un fonctionnaire des transports assis derrière une table au bout d’un couloir enfumé par un vieux poêle à bois. Il passa des coups de téléphone à Alger et m‘envoya dans un autre bureau. Évidemment ! Là, ils ont passé des coups de téléphone à Alger et m’ont renvoyée dans un autre bureau. Évidemment ! J’ai fini par revenir chez le vieux du couloir. J’ai eu mon laissez-passer. Mais le soir était tombé et mon jeune chauffeur qui m’avait conduite d’un endroit à l’autre ne voulait pas s’en tenir là. J’ai accepté de monter dans sa garçonnière et lui ai annoncé que j’avais mes règles. Le lendemain, j’étais raccompagnée à la frontière avec respect. L’essentiel pour lui avait été accompli la veille quand, avant de monter dans son studio, nous avons fait le tour des cafés de la ville avec sa prise blonde sur le siège passager. Parfois l’image suffit.
LE CAMION, LA BRUTE ET LE GÉANT

Sous mon camion, graissage
Le Caporal s’ensabla plusieurs fois, pas moi. Arrivée à Niamey en un mois, je revendis mon camion à un très gros commerçant hausa qui doit encore avoir envie de m’égorger. La carte grise montrait que ce camion avait 20 ans, je ne suis jamais tombée en panne et l’ai entretenu avec soin. Mais ce mastodonte indigo décida de rendre l’âme une fois la carte grise dans l’autre main. Rouch m’a engueulée mais je n’avais aucun remords. Le Hausa était infiniment plus riche que moi et nous étions ensemble dans le monde des brutes. J’ai saisi le volant de mon excellente Peugeot qui, transportée, n’avait pas eu à souffrir des rigueurs du désert et je suis partie sur le terrain.
Cet extraordinaire périple par le Sahara conférait de la beauté et de l’émerveillement à ces missions. Le désert m’envahissait d’un sentiment de liberté qui abolissait la mesure quotidienne du temps et de l’espace. Un géant minéral sans limite sous le soleil, sans limite sous les étoiles en nuits transparentes griffées de météores. Imposant dans un dénuement qui nous dépasse, ramenant notre petite personne au grain de sable.
Théodore Monod suggérait de « se taire comme lui. »
A trois reprises, je l’ai traversé.

