JEUNES FILLES EN RUPTURE

Enquête ethnologique au Maroc.

L’idée de cette enquête m’est venue au Maroc en 2008 quand, dans une ONG, je suis tombée sur des petites filles [moins de 14 ans] qui avaient vécu en bandes plus ou moins délinquantes dans les rues du quartier pauvre de Salé.
Cela m’a amenée à Casablanca dans deux centres pour mineures retenues sous la charge de «vagabondage » que je découvre, en fait, dans la prostitution.
La comparaison avec les jeunes filles de ghettos d’Abidjan s’est immédiatement imposée. Du Maroc à la Côte d’Ivoire, un parcours complété par une brève incursion à la PJJ [Protection Judiciaire de la Jeunesse] de Paris Nord.
Pour ces jeunes musulmanes maghrébines, africaines ou issues de l’immigration en France, la rupture avec la loi est le résultat de fugues répétées, accompagnées d’actes délinquants. Le sexe tarifé apparait souvent plus « facile » malgré le ravageur dégoût de soi qui en résulte. Il permet une autonomie soudaine sans agresser.

CENTRES POUR MINEURES

A Casablanca, les deux centres fermés où j’ai travaillé, Bennani et Mers Sultan, intègrent des jeunes filles mineures issues de la pauvreté urbaine qui subissent une procédure judiciaire.

Dans la Rue, la bascule de l’enfance s’opère beaucoup plus vite, sans les étapes probatoires normalement instituées. De 10 à 24 ans s’ouvre un temps du «ni-ni» : ni mineures, ni adultes, ni mineurs-majeurs, ni adolescentes, ni filles ou femmes. Et tout cela à la fois.

Vers 24 ans, âge des responsabilités ainsi défini socialement, les jeunes filles sont obligées de se ranger. Pressions d’autant plus fortes que des bébés sont parfois arrivés en chemin. J’ai retrouvé ces temporalités avec les go ivoiriennes.

LE LIT

Un sanctuaire intérieur

Dans un espace où rien ne vous appartient, le lit devient un sanctuaire, il accueille le sommeil refuge, le corps intime, les effets personnels glissés sous le sommier ; et sur le dessus s’ouvre une scène subjective, un terrain de jeu personnel.

A l’aurore, les jeunes filles font leur lit qu’elles décorent avec des petits objets qui se lèguent à la prochaine occupante incarcérée, puis se troquent. Des mondes intimes émergent qui s’affirment par une basket, un nounours, un château rose de princesse, et… une grenade.

CORPS DE FEMME

Dissimulation

Elles confondent leur corps de citoyenne protégée par l’Etat marocain qui, en principe, défend son intégrité ; leur corps dans l’islam à l’aune d’interprétations sommaires, rigoristes ; leur corps de femme sexuée soumis au jugement social sans discernement. Alors que sur la corniche à côté, les filles de la jeunesse dorée se dénudent et s’éclatent.

A force d’être regardée comme un « objet sexuel », de le devenir parfois avec la honte en viatique, elles développent un sentiment d’impuissance en tant que femmes : des proies et rien d’autre. La

répulsion de leur appartenance au sexe « faible » les amène à intensifier les amitiés entre filles et se défendre en se projetant dans le camp des garçons dont elles envient le sort : Ils peuvent sortir comme ils veulent – Ils ne sont pas surveillés – Ils ont des motos et sont mobiles – Ils sont forts…

Les filles rebelles restent du côté des loups, montent aux limites du comportement destructif. Elles mêlent vol, prostitution, drogue, arnaque, attaque à l’arme blanche.

DÉSOBÉISSANCE

Quand leur propre conscience du bien et du mal est détournée par un élan de vie, elles se trouvent prise dans une spirale où culpabilité et jouissance s’entremêlent.

A la désobéissance, les parents répondent par la punition corporelle qui peut se muer en torture. Supposé « profané » et sérieusement puni, leur corps ne représente plus rien. Elles se laissent manipuler, offrent des passes à 15dh [1,3€] pour une dose. Certaines dorment dans la rue sans aucun désir de rien et deviennent des épaves. D’autres bravent ces châtiments préférant la rue et ce qu’elle offre de respiration, même sanctionnée par une volée de coups fugue après  fugue.

L’ intériorisation si violente des normes de genre provoque une forte culpabilité. Elles se pensent « mauvaises » et « corrigées » pour leur bien : extirper la « femme indigne » en elles.

CHATIMENTS CORPORELS

Peines publiques et privées

Dans les familles

« Mon père m’enfermait dans une chambre pendant plusieurs jours. Ma famille arrêtait de me parler. Même quand je sortais avec des filles, il me frappait. L’été dernier, tout le monde est parti de la maison sauf moi. Ils ont fermé la porte sur moi pendant un mois. Quelqu’un m’apportait à manger. » F-Z

« Ma belle mère [ndlr : de 20 ans plus jeune que son mari] partait à Oujda pour qu’on ne la reconnaisse pas. Elle me disait : On a besoin d’argent pour des cigarettes et du shit. Je voulais cesser de mendier. Elle me tapait avec le tranchant d’un couperet de boucher ou avec le manche. J’ai des cicatrices partout sur la tête, sur le corps. Je menaçais de dire à mon père. Un jour, elle m’a accusée de l’avoir dénoncée, elle m’a attachée avec une corde aux poignets et aux chevilles. » N.

« Mon père me frappe avec une ceinture, parce que je veux suivre les filles qui vont à l’école. Il me dit : Les filles qui vont à l’école, elles se comportent mal et elles parlent aux garçons ! Par la fenêtre, je regarde en pleurant les écolières partir. » S.

Dans les centres

Les centres d’éducation utilisent aussi les châtiments corporels alors que la Convention de Genève relative aux droits de l’enfant de 1989 les interdit.

La petite punition consiste en coups de canne sur les paumes de main ; la grande, en coups de câble électriques sur les plantes de pieds. Devant tout le monde. Face à ces tortures, les détenues nourrissent une revanche ou elles jubilent devant la déchéance d’une ou plusieurs des leurs.

Dans cet espace de la loi règne l’arbitraire. Une fille nouvelle, par exemple, qui n’a pas encore eu le temps de se faire un groupe d’amies, sera punie de manière plus injuste qu’une fille déjà installée dans les lieux qui saura faire appel à de faux témoignages. Les éducatrices n’ont pas le temps de mener des enquêtes pour chaque cas.

ÉCOUTE

Connaissance

Malgré leurs vies fissurées, la peur d’être jugées, l’illettrisme, elles arrivent à surmonter leurs angoisses par des récits rigoureux, articulés, forts, que j’ai écouté pendant des heures, voire des jours avec une même détenue, et qui restent encore présents en moi, comme leurs visages parfois secoués de larmes, parfois illuminés par une force intérieure. Je travaillais avec des jeunes filles que je désignais après un examen des charges retenues contre elles.

Les directions des deux centres m’ont facilité la tache en mettant un petit bureau à disposition où je venais tous les jours. Mon intégration a cependant été particulière à Mers Sultan où Nada, la sous-directrice, une femme exceptionnelle, m’a permis de quasiment vivre sur place en dehors de la nuit.