LA CASA DES GO
Projet social anti « humanitaire »
Les go font partie des populations vulnérables avec un stigmate spécifique lié à l’opprobre moral qui les jettent dans un au-delà de la pauvreté. Elles sont bannies en tant que filles dévoyées qui déshonorent, en tant que jeunes procréatrices de bâtards, en tant que nomades urbaines dangereuses.
L’existence même des go témoigne de l’oppression des jeunes filles à travers le monde, notamment lorsque l’école n’est pas jugée obligatoire pour elles. Trop enfants, trop sauvages, elles restent dans l’angle mort d’un monde qui repousse ce dont il n’a pas l’usage aux marges où naissent ces nouveaux parias sur les cinq continents.
En acceptant de sortir de la clandestinité, les filles d’Abidjan mettent en lumière celles qui restent tapies dans l’angle mort du monde.
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Franchir le stigmate
Grâce à la première exposition « Go de nuit. Les belles oubliées » présentée à la Maison des métallos en 2011, ces jeunes filles ont été reconnues comme victimes alors que dans leur propre société, on les tient pour responsables du sort qui les accable car elles utilisent leur sexe pour vivre. Par honte, elles cherchent la clandestinité, mais avec la publication de leurs portraits, elles ont compris pouvoir agir sur leur sort : 10 000 € ont été recueillis pour monter un projet social, la Casa des go.
C’est à l’intérieur même de cet engagement que mon travail d’ethnologue et de photographe-cinéaste s’est poursuivi. Une nouvelle fenêtre d’observation s’ouvrait.
Cours de théâtre psy à la Casa
Revenue à Abidjan avec ma promesse tenue, mon premier élan fût de chercher une ONG. Ce chemin fut semé d’embuches et de désillusions. Les administrations locales perçoivent dans les go de ghetto des nuisances in-insérables qui pèseront sur le travail et les résultats mesurés en nombre de corps « sauvés », nombre de médicaments administrés, nombre de matériels fournis etc.
In fine, j’ai porté le projet avec dix filles et le soutien de quelques personnes privées, en plus de la fondation Amigo doumé. Nous avons loué un appartement situé tout près d’un Centre social de l’Etat sur lequel j’ai cru bon de m’appuyer. Mais les éducatrices avaient du mal à accepter le comportement outrancier des go ; les activités marchaient très mal avec des horaires peu pédagogiques : difficile d’apprendre la ponctualité quand on a soi-même une heure de retard !
Au bout de quelques temps, la prise en charge de l’encadrement des filles s’est entièrement porté sur l’appartement qui a fermé au bout de sept mois pendant lesquels les pensionnaires ont quand même pu bénéficier d’une protection réputée impensable en raison de leur passé.
L’ONU-CI, à travers la Commission des Droits de l’Homme, avait approuvé ce projet à l’unanimité pour en soutenir la deuxième phase après les trois premiers mois de stabilisation que j’initiais. L’argent, arrivé avec un an de retard, a été capté par ce Centre social voisin qui était là au départ.
La casa 1
La casa 2
Making off
AGIR
Assignation de genre
Cours d’alphabétisation, de couture, création artisanale de bijoux, vente de plats cuisinés, sorties éducatives… nombreuses furent les activités développées pour aller au plus profond de leurs talents et de leur histoire à chacune. Mais nous avons buté longtemps sur la question simple : Que veux-tu faire plus tard ?
Le mimétisme intergénérationnel, figé par les normes de genre, freine toute réponse personnelle. Elles vivent dans la crainte du qu’en-dira-t-on et des rumeurs parfois ravageuses dans une société édifiée sur le paraître. Leur centre de gravité est vite déstabilisé par les jugements extérieurs.
Difficile pour les go de sortir des assignations majoritaires lorsqu’il s’agit de choisir un métier. Elles se projettent dans la « Série C » de la chanson du groupe Espoir 2000 : « Arrivées au CM1, les filles cherchent à faire la série C, Couture, Coiffure, Chômage » ; on peut ajouter Cuisine.
Pourquoi une femme ne pourrait pas être peintre, maçon, jardinier, menuisier, mécanicien ? Les go de la Casa répondent par une aporie : Parce que ce sont des métiers d’homme.
RESPECTER
Contre l’humanitaire international
En opposition aux protocoles humanitaires décidés en hauts lieux, nous avons monté un projet de petite taille pour adapter les services aux jeunes filles, et pas l’inverse. La morale qui sous-tend l’aide internationale ramène toujours au fonctionnel : nourriture et toit ; puis éducation. Jamais n’est pensé que le « pauvre va d’abord s’acheter un ‘petit luxe’ avant de se nourrir. » [Duflot, 2011]
A l’instar du B.I.D.E [Bureau International des Droits des Enfants] aux prises avec la réinsertion des ex-enfants soldats, nous récusons « l’existence d’un schéma type » [Le Monde, 12- 02-2012], inapplicable à ceux qui tombent très jeunes dans un milieu violent : les filles rencontrent de plus en plus souvent leur premier client vers 9, 10 ans.
Lors des conférences internationales où les grandes stratégies sociales sont décidées, les qualifications de l’aide se nivellent et se concurrencent à la fois. Les politiques du « care » font appel au marketing plus qu’à des principes analytiques ou documentés. Les go de ghetto sont absentes des grandes nomenclatures, ou alors, assimilées à d’autres catégories qui les invisibilisent. Leurs comportements spécifiques ne fait qu’accentuer cette exclusion.
Vendeuse d’eau. 0,0076 € le sachet
INSÉRER
Activités à la casa
Aujourd’hui, les instances internationales finissent peu à peu par reconnaître les laissées-pour-compte de 10 à 24 ans à travers les cinq continents, 600 millions d’après une étude citée par Le Monde [17-04-2011]. Un âge qui existe universellement, propre au milieu non protégé, et qui pourtant n’est pas référencé dans les temporalités sociales en dehors de la qualification ductile de « Jeunes ». Un âge qui existe universellement, propre au milieu non protégé, et qui pourtant n’est pas référencé dans les temporalités sociales en dehors de la qualification lâche de « Jeunes » dont le champ sémantique s’élargit à juste titre aux garçons.
Alphabétisation
Tous les matins, les filles recevaient des cours. Roger, l’instituteur, les préparait à un concours organisé par la Banque mondiale qui donnait accès à des métiers. Il fallait le niveau CE1. Elles ont toutes échouées sauf Mélissa qui était allée jusqu’en 3éme.
Papiers d’identité
Il fut primordial d’obtenir actes de naissance et cartes d’identité à ces filles considérées comme des « nobodies » pour qu’elles accèdent à la citoyenneté et puissent ouvrir un compte, sécuriser et épargner leurs gains.
Médiations familiales
Elles hésitent à affronter le jugement familial qui, souvent, se formule par le rejet. Elles pensent avoir commis des préjudices graves à leurs proches qui leur font porter la responsabilité de tous les accidents survenus : maladies, perte de travail, mort. Quand, à l’issue de ces médiations, les bénédictions pleuvent, les mots reviennent sur des non-dits, elles sont soulagées d’un poids énorme.
Volet médical
Leur corps leur échappe. Une enveloppe sans profondeur qu’elles couvrent de masques de beauté mais ne soignent pas. Mais elles sont en mauvaise sante, on a entre autres découvert un cas de séropositivité, ce qui a permis à la victime de prendre conscience de sa maladie.
Éducation des choix
Nous avons tenté de les confronter à d’autres métiers et de réfléchir ensemble sur des visites d’entreprises : élevage de lapin, ferme, menuiserie, ferronnerie, jardinage… Cela n’a pas été concluant.
DEVENIR
Les Go de la casa
La pauvreté comme horizon unique. Les go de ghetto voient là un repoussoir qui guide leur être tout entier pour que plus rien, même pas un signe, ne rappelle le dénuement dans le futur.
Des vocations diverses et fragiles ont émergé de la Casa. En février 2014 date sa fermeture, sur dix filles, quatre sont devenues autonomes. Elles ont rejoint des écoles professionnelles à côté desquelles nous les avons logées, sauf une qui a choisi une boutique près de sa cour familiale.
Femme grattant des sacs de ciment
Safi incarne certainement la plus grande réussite du projet. Après des hauts et des bas, elle a accepté de quitter Abidjan pour Grand Bassam —à 30 kms — où nous l’avons adossée à une ONG italienne, Abel. Elle a trouvé un encadrement professionnel pendant que je payais son loyer. Aujourd’hui elle fabrique seule ses bijoux qu’elle va vendre sur la plage. Le film « Little Go girls » a reçu un grand prix au festival de Vérone doté de 1500 € que j’ai donnés pour large partie à Safi de manière à construire une boutique avec l’aide d’Abel, et le reste aux autres.