ANIMUS FEMINA
Long métrage documentaire – 1h40
Productions — Films d’ici Méditerranée / Les films du Tambour de soie
« Non contents d’être nous, humains, locataires d’une insignifiante planète perdue dans le cosmos [merci Copernic], de descendre de surcroît du singe [merci Darwin], de ne même pas être maître de notre propre conscience [merci Freud], nous voilà remis à notre place parmi les animaux [merci Descola]. »
Olivier Bron et Simon Libermann
VISION

©Isis Olivier
Au Paléolithique supérieur les animaux occupaient 97% de l’espace et les humains 3%. Aujourd’hui le rapport s’est inversé : 97% à « l’espèce invasive », les 3% restants aux espèces sauvages.
La domination humaine menace toutes les autres formes vies — air, eau douce, eau salée, sur terre, sous terre. Elle aggrave aussi les injustices sociales, rendant les réponses écologiques plus ardues. Face l’héritage non consenti du capitalisme qui écrase humains et non humains sans défense, tout vaut combat pour que le chagrin et la colère cessent de nous lier les chevilles. Le moindre geste compte pour renouer des liens apaisés avec le vivant sur une Terre qu’il reste encore à habiter. En principe.
L’émerveillement devant la beauté animale peut rallier à la cause écologique. Mais trop d’œuvres transforment la nature en simple spectacle. Animus femina bat en brèche la vieille séparation Nature/Culture — encore tenace dans le milieu du cinéma. Filmer des animaux, c’est faire du « film animalier ». C’est donc être du côté de la nature. Alors que le Cinéma est -bien entendu- du côté de la Culture. Or, penser et agir avec nos voisins d’espèces différentes, hors des cases verticales qui nous ont tant meurtris, me semble aujourd’hui la seule manière d’“être Cinéma”. Les quatre femmes que je filme opèrent ce nécessaire décentrement : par la réparation, la pensée, l’esthétique, le vivre-avec.
JE VOIS ANIMUS FEMINA COMME…
Une attention à une aile cassée —— Un éblouissement devant le chant d’un hulotte mêlé aux appels des loups —— Une veillée sur ce qu’on chérit pour grandir —— Une décantation des trappes mentales où s’accumulent les fatras du faux et les certitudes sans lendemain —— Un regard qui cherche un passage hors de ce qui défait le monde.
NAISSANCE

Aigrette à l’Hôpital de la Faune sauvage
Ce film est né de la rencontre des pensionnaires à plumes et à poils dans les mains de Marie-Pierre Puech. Vétérinaire, elle a fondé l’Hôpital de la Faune Sauvage dans les Cévennes où elle soigne les victimes des activités humaines : voitures, lignes électriques, pesticides, tirs illégaux, fil de fer barbelés… En l’observant prodiguer des soins, sont remontés en moi des affects, une empathie qui depuis mon plus jeune âge touchent aux animaux, bien souvent en situation d’abus de pouvoir qui me révulsent.
Plus tard j’ai associé la mécanique brutale de ces situations aux femmes et aux gens racisés. L’éco-féminisme a su conceptualiser les liens entre patriarcat – asservissement de l’environnement – domination des femmes ; certaines comme Françoise Vergès ajoutent « le féminisme décolonial ».
Petit best-off animal – 3′
Cette rencontre m’a renvoyée au cœur de mes propres recherches ethnographiques. J’avais un fort désir de modernisation face aux théories « universalistes » qui réduisaient toute différence à du « communautarisme » qui essentialise et cadenasse à partir du piège de « l’identité ». Cet antagonisme était asphyxiant. Des auteurs ont profondément bouleversé ce champ de pensée — en partant du vivant, qui m’est cher.
• Bruno Latour. Sa théorisation des interactions entre humains et non humains (microbe, marionnette, outil, animal…) donnait une nouvelle ampleur à l’approche des « mondes sociaux » en sortant des déterminismes. Du « social expliqué par le social ». Ainsi prendre en compte la manière dont « les acteurs humains et non-humains se façonnent les uns par rapport aux autres avec de nouvelles distributions d’agentivités. »
• Philippe Descola. Il a joué un rôle pionnier en remettant en cause les grands dualismes de la pensée occidentale : nature/culture, homme/animal, sujet/objet, eux/nous… Il appelait à « décoloniser les concepts » qui structurent notre vision moderne du monde, et réhabilitait la notion d’« animisme », qui reconnaît des continuités d’intériorité entre des êtres aux physicalités différentes — redonnant des compétences à ceux qu’on jugeait privés de toute agentivité.
Face à la logique économiste de l’Occident industrialisé, qu’il critique pour sa rapacité, Descola rappelle que les mondes animal, végétal, minéral, ne sont pas des gisements à exploiter sans fin. Mais des sources d’interconnexions essentielles à notre expérience inter-espèces.
• D’autres intellectuels ont pris une place importante à l’intérieur de ce courant de philosophie expérimentale : Glenn Albrecht, Donna Haraway, Anna Tsing, Baptiste Morizot, Corine Pelluchon, James Scott, Pierre Charbonier… Leurs réflexions mettent nos catégories au défi face à la tragédie devant nous, dont les sciences sociales ne peuvent plus s’affranchir.

©Isis Olivier
Ce mouvement interdisciplinaire n’aurait pu se passer de la dimension artistique. Dès que l’homme est devenu sapiens-sapiens, il s’est enfoncé loin au cœur des cavernes pour y dessiner d’abord des animaux. En grâce. En magnificence. Tout fait sens « pas un sens notionnel mais une direction de notre existence » (Merleau-Ponty) : la nôtre encore aujourd’hui par l’émotion que ce bestiaire suscite.
QUATRE TISSEUSES DE MONDES
Animus femina est un récit à quatre voix en partage avec les sentiments de révolte qui m’animent. Quatre femmes qui par leurs aptitudes propres retissent des liens que les « Modernes » (au sens Latourien) rompent et hiérarchisent.
Sara

Chargée de recherche au CNRS du laboratoire LOCEAN, spécialiste de l’Antarctique en biologie marine, Sara part en Terre Adélie pour étudier les écosystèmes des manchots et des phoques -“espèces sentinelles »- qui en outre fournissent des données uniques sur les métamorphoses de l’océan parce qu’ils plongent où aucun homme ou instrument conçus par l’homme ne peut aller.
Le réchauffement a des retombées catastrophiques sur l’océan austral dont les pompes physique et biologique s’enrayent. Sara, très engagée sur la question du climat, copublie régulièrement sur l’état inquiétant du pôle Sud mais affronte un déni culturel qui repose sur la supériorité des ankylosés aux rêves prométhéens.
La jeune chercheuse interroge aussi « sa science » indispensable aux preuves mais qui émet du CO2. travaille avec d’autres sur des méthodes moins invasives. Ces chercheurs espèrent bâtir une « relation éthique » (Gilles Boeuf) qui sera peut-être un jour reconnue par les acteurs de l’Antarctique ?


©Sara Labrousse
Dernière scène dans le film
Sous l’eau, Sara danse avec tous les animaux dont on perçoit les voix. Elle les remonte vers la lumière du soleil — emblème d’une humanité réconciliée avec le vivant.
– demain ?
« Pourquoi notre liberté est-elle supérieure à celles des autres espèces ? Nous devons effacer ces frontières entre le sapiens et le reste du vivant. »
Marie-Pierre

Par le soin et la mise en liberté de la faune, elle remet au cœur du politique la réparation et surtout, la responsabilité du sapiens qu’elle interpelle lors des relâchés d’animaux guéris. Elle se bat sur tous les fronts. Par des interventions dans les tribunaux en se constituant partie civile des espèces protégées. Par des publications qui alertent sur le taux préoccupant de saturnisme dû à la chasse. Par des actions contre l’urbanisme inhospitalier pour les oiseaux migrateurs… Agir, agir. En retour, ses ennemis n’hésitent pas à utiliser la dynamite !
Scientifique, elle accompagne les recherches du Museum National d’Histoire naturelle de Paris en envoyant des échantillons de sang et de salive prélevés sur les animaux vivants et morts afin de dresser une histoire biologique de la coévolution du vivant et prévenir les risques par une épidémo-surveillance.


Dernière scène dans le film
Marie-Pierre, au milieu des 77 hec du domaine de Nicouleau qu’elle vient d’acheter, y entraine la jeune Manon : « c’est sa génération qui va relever le défi. »
– demain ?
« Ce sera un couloir écologique avec des abris préconstruits pour chaque espèce. Il y aura : soins, éducation, sensibilisation, recherche sur le vivant. Un lieu d’art. En somme un espace d’apaisement entre humains et animaux. »
Isis

Artiste peintre d’origine britannique, Isis rend visible la part sensible des animaux sauvages. Elle les trouve à l’Hôpital de Marie-Pierre.
Dans une première version, le film commençait par la grotte de Lascaux dont les dessins menaient aux mains d’Isis maniant le fusain. Ces premiers gestes fondèrent l’homme moderne dans une relation cosmogonique aux animaux, un lien mythique dont la recherche se poursuit aujourd’hui à l’intérieur d’une écologie différente. Du script la grotte a disparu, mais reste la correspondance entre l’artiste et le bestiaire des peuples premiers qui se transmettent encore leurs héritages dans différentes parties du monde.
Les œuvres d’Isis apparaissent au cours du récit, elles relient par une dimension atemporelle les trois autres tisseuses de mondes à la tâche avec la faune libre et les animaux victimes de la rapacité humaine.

Dernière scène dans le film
Isis décroche les toiles des corbeaux. Ce charognard est un animal mythique pour de nombreux collectifs indigènes dans l’hémisphère Nord ; ils voient en lui le magicien fripon qui créa le monde avec beaucoup de maladresses. Loin de la perfection des 7 jours !
– demain ?
A nous de faire revenir ces histoires de connivence ancestrale -humain/animal- dans le grand concert narratif occidental.
Francine

Perchée dans les Asturies en zone ré-ensauvagée depuis 60 ans, Francine vit dans un village abandonné à 2h de marche du premier village. Elle a une relation directe avec tous les animaux, domestiques et sauvages. « Une même famille » dit-elle. Elle n’a jamais peur. Leur présence autour d’elle l’a débarrassée d’une fin sous oxygène qui se profilait en raison d’une malformation congénitale de la cage thoracique. Elle leur doit le souffle, une vue perçante, une ouïe augmentée et l’odorat qu’elle a retrouvée en un an.
« Chaque animal apporte une manière de comprendre le monde par sa propre manière d’y vivre dit Francine. Évidemment un ours ou un loup ne comprend pas ce que je fais là, mais il comprend suffisamment mes marques pour ne pas m’agresser. Nous cohabitons en respectant la fragilité de la vie. »
Elle se mue en défenseuse « zadiste » de son petit sentier de montagne contre les bulldozers du maire qui a décidé de l’élargir en piste de quads très nuisible à l’environnement. Cela ne l’empêche pas de prendre une journée pour monter et descendre à la ville avec sa brouette de hanche afin de profiter d’une promotion de supermarché et nourrir sa « famille ». Sa mère a joué un rôle central lorsque la petite fille a dû grandir dans un corset jusqu’à l’âge de 9 ans. Malade d’un cancer, en soins palliatifs, sur le point d’intégrer une EHPAD, Jeannine a soudain trouvé la force de venir en haut de la montagne pour ne plus jamais en redescendre.
Juste humaine, Francine taille sa liberté et celle des animaux qui le lui « rendent bien » dit-elle.


Dernière scène dans le film
Jeannine est arrivée de France dans la voiture d’une amie au pied de la montagne. Francine munie d’une chaise l’a aidée à monter. Cela a pris une journée.
– demain ?
Jeannine se guérit parmi les roses, sans confort ni chimie, loin de l’ordre médical et social. Sa fille veut lui offrir une mort digne, comme elle lui offrit la vie quand le médecin l’avait déclarée perdue.
Figure du passé, la mère est désormais l’élan de sa fille qui l’accompagne jusqu’au dernier souffle, offert là où la vie renaît toujours.
« C’est à mon tour de prendre soin de ma maman. »

MUSIQUE DE PIERS FACCINI

©Sandra Mehl
Pour sortir de la centralité du sapiens et reconnaitre enfin l’existence des mondes multiples, il fallait que la musique du film interagisse avec le monde des animaux. C’est exactement la force de Piers Faccini qui puise son inspiration dans une forme de vulnérabilité ouverte à l’altérité.
Poète anglo-italien, il vit dans les Cévennes où il écoute les oiseaux, où il remonte les murs de pierres sèche, les restanques, ces petites terrasses de cultures qui permettaient aux anciens de vivre de ces montagnes rudes. La terre a une mémoire dont Piers s’inspire, comme il percole sa voix et ses instruments dans l’eau de la source, les arbres secs, le soleil maladroit du matin, l’atmosphère en lambeaux bleus. Il fait émerger une musique de la vie que l’on écoute, respire, danse, boit, touche, retient.
Dès la première brume qui ouvre Animus femina, l’élan musical est donné, il s’immisce tout au long du récit. Entoure les tentatives de sauvetage d’un bébé renard. Accompagne la course folle d’ongulés terrifiés par la chasse et les explosions. S’arrête en silence devant la plainte d’une nuit lupine. Piers dit « aimer les films qui n’ont pas trop de musiques. »
Nous partageons le même désir de rassembler nos forces pour qu’un jour toutes les sonorités des multiples vies restent chevillées au corps de la planète bleue.
MISE EN SCENE

©Isis Olivier
Le récit du film travaille une scansion en trois temps. D’une origine donnée comme harmonieuse on passe au chaos de la productivité qui sépare, agresse, discrimine, pour arriver à une renaissance où se déploie des mondes en symbiose.
Chaque personnage est construit par un traitement de la voix qui lui est propre.
Marie-Pierre est filmée au présent de ses actions. Elle parle tout le temps, à elle-même, aux autres, à la caméra. Cela donne une intelligibilité synchrone aux scènes sans que jamais on n’ait le sentiment d’être en face d’un cours ou d’une interview. On comprend qu’elle est tout le temps comme ça.
L’habitante des bois parle en off. Cela correspond au verbe sans fin des personnes qui vivent isolées. Il faut se donner les moyens d’extraire pour construire le sens des scènes.
Isis crée en silence. Elle s’est attachée à la réhabilitation des vautours, espèce vilipendée, souvent objets de tirs illégaux. De la précision de son trait, qui différencie un individu d’un autre, naît une émotion qui nous unit à leurs manières d’être.
Sara occupe deux lieux de tournage, en France et dans l’Antarctique où nous ne pouvons pas nous rendre. La mise en scène obéit à ces contraintes. Elle est filmée en son direct dans son laboratoire et au Mercantour. Pour l’Antarctique, elle est en voix off sur des images prises par elle sur la banquise, et par Jean-Benoit Charrassin, directeur du laboratoire LOCEAN. Images fortes de chercheurs en attentions scientifiques et sensibles devant des écosystèmes fragilisés par les activités anthropiques.
Il m’a mise en contact avec Simon Targolwa audio acousticien en hivernage sur la base française de Dumont d’Urville. Il m’a donné ses sons d’observation et quelques autres plus précis que j’ai demandés. Echos rares du monde immaculé saisis par un chercheur qui enregistre les émissions sonores des animaux pour comprendre leurs interactions.




©Sara Labrousse et Jean-Benoît Charrassin
IMAGE

Au début j’ai cru qu’il fallait un chef op animalier tant j’accordais d’importance à la beauté des animaux. Mais j’ai vite compris qu’on ne faisait pas le même métier. Les films animaliers reposent sur l’affût et sur un matériel de cosmonautes. Ils ont peu à peu été soumis aux règles de Wald Disney ou de Geo avec une esthétique du « piqué » ; chaque plume et chaque poil peuvent être comptés ! Or c’est le mystère qui nous tient en éveil. Une patte, un œil vers le notre, un mouvement flou… donnent la présence de l’animal qui nous charge intérieurement.
J’ai travaillé avec Lucien Roux, jeune cadreur, qui a le sens de la magie et de la lumière qui entoure ces rencontres ; pour lui une demi corne évoque le bouquetin entier, un peu comme Vincent Munier dont j’aime beaucoup le travail novateur.
FABRICATION

Cévennes bleues
J’ai commencé avec Les Films du Tambour de soie à Marseille puis la société de production Les Films d’ici méditerranée est entrée avec Serge Lalou à sa tête. J’avais déjà travaillé avec lui sur plusieurs films, fiction et documentaire, qui ont été en compétition officielle à Locarno et à Berlin. Pour être plus en phase avec le film, je me suis installée dans le midi pendant plus d’un an. J’étais près de la production et des lieux de tournages souvent dans les Cévennes où Isis, que je connais depuis des décennies, m’avait amenée chez Marie-Pierre. Isis est élue municipale d’un village dont mon frère est le maire et où ma parentèle protestante a ses racines.
Anthropologue et réalisatrice, j’ai toujours entrepris des films issus de mes terrains de recherches et si celui-ci n’obéit pas exactement à cette règle, il m’est impossible de penser et écrire sans relation concrète et empirique à l’expérience. Je ne crois pas au schéma administratif de la gestion financière du cinéma français : 1) On écrit 2) On repère 3) On tourne 4) On monte 5) On termine la post production et on distribue.
Au fur et à mesure que j’écris, j’ai besoin d’observer et tourner – Mes idées se mettent en place à condition de monter ces rushs – Le montage aiguise un retour à l’écriture qui m’aide à construire la narration, ce qui réoriente le tournage suivant.
Rebondissant d’un point à un autre, la boule de billard que je suis ne facilite guère le travail de la production limitée par les schémas administratifs imposés. Le compromis entre règles et pratiques demande de l’énergie, de la souplesse et de compter avec le temps.
Animus femina s’inscrit dans un projet plus large des Films d’ici : produire une collection autour du vivant avec des récits bâtis sur de nouvelles manières d’être au monde.